Pour contextualiser cet hommage, il faut comprendre qu’au siècle dernier, avant que les investisseurs institutionnels ne prennent le contrôle, les actions des sociétés cotées en bourse étaient majoritairement détenues par des particuliers. L’identité humaine de ces actionnaires constituait un principe fondateur de la formation de capital à cette époque. Les actionnaires étaient alors perçus comme les “propriétaires” de l’entreprise plutôt que de simples détenteurs de titres. Ce concept englobait à la fois des motivations économiques et politiques : il favorisait l’essor de la classe moyenne tout en alignant les intérêts des citoyens ordinaires sur la réussite de leur économie nationale.1 

C’est en 1945 que le magazine Forbes fit appel à l’américaine Wilma Soss, consultante en relations publiques âgée de 45 ans, pour réaliser une étude sur les actionnaires individuels. L’article qui en découla, intitulé « Les femmes d’affaires sont là pour rester », marqua le début d’une carrière de 40 ans pour Soss en tant que militante de premier plan pour les droits économiques des femmes et activiste pour les droits des actionnaires. Dans cet article, elle exposa une révélation qui choqua ses contemporains : les femmes représentaient en effet la plus grande proportion d’actionnaires dans de nombreuses grandes entreprises américaines. Des entreprises telles qu’AT&T, la Standard Oil Company of New Jersey, General Electric, General Motors, CBS, NBC et la majorité des entreprises cotées à la bourse de New York pourraient être considérées comme des « entreprises majoritairement détenues par des femmes »  selon la définition actuelle.2  Malgré leur actionnariat, la représentation des femmes dans les équipes de direction et les conseils d’administration était presque inexistante, ce qui était en contradiction flagrante avec cette réalité. 

Suite à ce constat, Soss consacra le reste de sa vie à lutter contre cette iniquité. Elle plaida pour que les entreprises servent leurs actionnaires, qu’importe leur sexe. Elle affirma également que les femmes devaient être représentées au sein des conseils d’administration et des équipes de direction des entreprises, en particulier si celles-ci composaient plus de la moitié de la base d’actionnaires d’une entreprise. À une époque où les femmes étaient souvent exclues de la force de travail, Soss devint l’une des premières dirigeantes du mouvement de suffrage économique des femmes.

« Soss consacra le reste de sa vie à lutter contre cette iniquité. Elle plaida pour que les entreprises servent leurs actionnaires, qu’importe leur sexe. »

Pour organiser et faire avancer son plaidoyer, Soss fonda la Fédération des Femmes Actionnaires dans les entreprises américaines (Federation of Women Shareholders). La fédération, tirant parti de la participation existante des femmes en tant qu’actionnaires, plaida en faveur d’une implication plus large en matière de gouvernance et de gestion. En plus de faciliter un appel coordonné en faveur de l’équité, le groupe utilisa le pouvoir du vote par procuration. En effet, Soss agrégeait les procurations des membres pour soutenir les motions d’actionnaires qui nommaient des femmes à des postes de direction. Si davantage de femmes pouvaient être élues aux plus hauts postes de direction aux États-Unis, alors la participation des femmes sur le marché du travail pourrait gagner en acceptation et en importance. La fédération pouvait ainsi utiliser le vote par procuration comme outil pour forcer le changement si celui-ci ne venait pas naturellement. 

Tout au long de sa carrière, Soss utilisa son style personnel excentrique pour attirer l’attention et toucher un public plus large. Elle finit par acquérir la réputation d’être “la plus vive et la plus combative des capitalistes que nous connaissons”, comme l’a caractérisée le magazine New Yorker en 1954. 

Quelques anecdotes de la carrière de Soss se distinguent par leur caractère mémorable : 

  • En 1947, elle assista à l’assemblée générale annuelle (AGA) de US Steel, qui était alors majoritairement détenue par des femmes. Elle y confronta alors le président Irving Olds au sujet de l’absence de représentation féminine au sein de leur conseil d’administration. Lors de cette condamnation publique, Soss déclare que « les femmes ne sont pas représentées dans une entreprise qui est financée par leur capital et qui fait des affaires dans une économie où elles ont la pluralité des votes ». 
  • En 1949, elle est de nouveau apparue à l’AGA de US Steel vêtue d’une tenue victorienne complète pour y vilipender l’attitude démodée et patriarcale de l’entreprise. Portant un grand chapeau violet, elle déclara que « ce costume représente la pensée de la direction sur les relations avec les actionnaires ». 
  • En 1966, elle se rendit à une AGA de Ford Motor Company en portant un casque et une armure médiévale pour nommer l’activiste de la sécurité automobile Ralph Nader au conseil d’administration4. À cet effet, toutes les actions militantes de Soss n’étaient pas exclusivement axées sur les problèmes des femmes. Elle défendait les intérêts des actionnaires minoritaires de manière générale, notamment en ce qui concerne les questions liées à la sécurité des consommateurs. 

Bien que ses tactiques étaient créatives, ses objectifs restèrent clairs et sérieux : elle voulait faire avancer les droits des actionnaires minoritaires en augmentant la transparence et l’accès aux entreprises ; démontrer le rôle actif que même de petits investisseurs pouvaient jouer dans la gouvernance des entreprises ; et élire plus de femmes aux conseils d’administration des entreprises. 

Pour accroître la transparence et l’accessibilité, elle a fait pression pour que les réunions d’investisseurs soient tenues dans des lieux largement accessibles et bien médiatisés. Avant Soss, les AGA étaient souvent tenues dans des endroits délibérément obscurs pour dissuader les actionnaires minoritaires de dialoguer avec la direction de l’entreprise. Afin de démontrer le rôle actif que les petits investisseurs peuvent jouer dans la gouvernance d’entreprise, elle défiait les administrateurs et les PDG sur les politiques de dividendes et de rémunération des dirigeants. Comme à son habitude, elle s’est un jour présentée à une AGA de la New York Central Railroad pieds nus, se lamentant que le dividende de la société n’était pas suffisamment élevé pour lui permettre d’acheter une paire de chaussures. De même, pour promouvoir l’inclusion des femmes dans les conseils d’administration, Soss recrutait des femmes talentueuses pouvant réussir en tant qu’administratrices, puis proposait leur nomination dans les circulaires de future procuration.  

Bien que Soss ait connu un certain succès dans ses efforts pour accroître la transparence et démontrer l’engagement des actionnaires minoritaires, elle se buta à des obstacles nourris de préjugés et stéréotypes qui freinèrent l’ascension féminine dans les conseils d’administration. À titre d’exemple, un président répondu à ses appels en disant que les femmes pourraient en effet être utiles à leur conseil — si la question de la décoration intérieure figurait à l’ordre du jour.  

Heureusement, aujourd’hui, la diversité au sein des conseils d’administration progresse tranquillement. Au cours des dernières années, des changements dans les normes de reddition de compte au Canada et aux États-Unis continuent de s’appuyer sur l’héritage de la fédération de Wilma Soss. Plus récemment, le Nasdaq a rendu obligatoire la déclaration du nombre de femmes et de candidats diversifiés dans les conseils d’administration des entreprises publiques5 cotées en bourse. Au Canada, nous avons une législation de “conformité ou explication” 6, qui exige que les émetteurs démontrent un certain niveau d’inclusion pour les femmes et autres groupes minoritaires – ou soient obligés de répondre à la question que Soss a posée au conseil d’administration de la U.S. Steel il y a 75 ans : “Pourquoi n’y a-t-il pas de femme au conseil d’administration ?”

 


  1. Naturellement, cela impliquait d’opposer les intérêts des Américains ordinaires à la menace croissante de l’économie de commande qui émergeait sur la scène internationale.
  2. Hann, Sarah. (2022). Corporate Governance and the Feminization of Capital. Stanford Law Review, 74(3).
  3. Pendant les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, certains hommes craignaient que les emplois qu’ils occupaient avant la guerre ne soient perdus au profit d’une nouvelle vague de femmes actives qui avaient comblé les lacunes d’emploi domestique pendant la guerre. Par conséquent, il y avait une pression sur les équipes de direction pour licencier les femmes actives et réembaucher les vétérans de retour.
  4. Toutes les activités militantes de Soss n’étaient pas exclusivement axées sur les questions liées aux femmes. Elle a plaidé pour les intérêts des actionnaires minoritaires de manière plus générale, notamment pour les questions liées à la sécurité des consommateurs.
  5. Depuis août 2021, les conseils d’administration de la plupart des émetteurs du Nasdaq, y compris les émetteurs canadiens, doivent inclure au moins deux administrateurs diversifiés, dont l’un doit être une femme, en vertu de nouvelles règles approuvées par la SEC. Le Nasdaq devient le premier régulateur au monde à exiger la diversité au-delà du genre dans les conseils d’administration des sociétés cotées en bourse, avec l’exigence que les émetteurs américains doivent avoir au moins un administrateur issu d’une minorité sous-représentée. https://www.osler.com/en/resources/regulations/2021/nasdaq-s-new-progressive-board-diversity-listing-requirement
  6. Depuis le 1er janvier 2020, les sociétés régies par la Loi canadienne sur les sociétés par actions ayant des titres négociables en bourse seront tenues de fournir aux actionnaires des informations sur les politiques et pratiques de la société relatives à la diversité au sein du conseil d’administration et de la haute direction, notamment le nombre et le pourcentage de membres du conseil d’administration et de la haute direction qui sont des femmes, des personnes autochtones, des membres de minorités visibles et des personnes handicapées. https://www.osler.com/en/resources/regulations/2019/canada-is-firstjurisdiction-worldwide-to-require-diversity-disclosurebeyond-gender-diversity-disc

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