Lors de notre entretien avec Maria Konnikova, PhD et autrice de The Biggest Bluff, Maria nous a partagé ses découvertes quant à sa compréhension du rôle que joue la chance par rapport aux compétences en investissements et dans nos vies.


Meghan Moore (MM) : Votre livre porte sur la façon dont le hasard intervient dans notre vie de tous les jours et sur le rôle important qu’il a joué dans votre parcours peu commun d’écrivaine et psychologue à championne internationale de poker. Parlez-nous un peu de votre histoire. 

Maria Konnikova (MK) : La chance est omniprésente dans notre vie de tous les jours, et personnellement, ça a été le cas dès mon plus jeune âge. Lorsque j’avais quatre ans, mes parents ont quitté l’Union soviétique et sont venus s’établir aux États-Unis, une décision sur laquelle je n’avais aucun contrôle. Imaginez à quel point ma vie aurait été différente si nous étions restés dans ce qui était alors l’Union soviétique. C’était au plus fort du communisme, avant la chute du rideau de fer et du mur de Berlin, et personne ne pouvait prédire l’avenir. Donc, le hasard a joué un rôle important dans ma vie dès mon plus jeune âge.  

Pendant mon doctorat en psychologie, j’ai étudié le contrôle, la nature du contrôle et l’illusion de contrôle. À maintes reprises, j’ai constaté que les êtres humains s’attribuent le mérite pour des choses qui arrivent par hasard, surtout lorsque les résultats sont positifs. Ils se disent : «C’est grâce à moi. Je suis tellement bon, tellement talentueux. » En raison de mon propre vécu, j’étais bien consciente que la chance y est souvent pour beaucoup.  

En 2015, j’en ai moi-même fait l’expérience. En l’espace de quelques mois, plusieurs événements se sont produits. J’ai été atteinte d’une maladie auto-immune que personne ne pouvait diagnostiquer et qui m’a rendue très malade. J’éprouvais de la fatigue doublée de douloureuses crises d’urticaire et je ne savais pas de quoi je souffrais. Puis, soudainement, ma grand-mère est décédée. Elle a glissé et s’est cogné la tête. C’était juste une malchance. Au même moment, mon mari et ma mère ont tous deux perdu leur emploi. J’ai alors réalisé qu’en plus de travailler fort et de « bien faire les choses », il fallait aussi avoir de la chance. Rien de tel que des problèmes de santé et une suite d’événements malheureux pour réaliser à quel point la chance joue un rôle important et combien, souvent, nous la tenons pour acquise quand elle nous sourit. J’ai donc voulu approfondir cette question et écrire sur le sujet.   

Quelqu’un m’a recommandé d’étudier la théorie des jeux, qui est un cadre intéressant pour aborder des questions comme le hasard, l’information incomplète et l’incertitude. J’ai lu l’ouvrage de John von Neumann, Theory of Games and Economic Behavior, qui constitue le texte de référence de la théorie des jeux. John von Neumann était un joueur de poker, et la théorie du jeu, une théorie économique complexe répandue au XXe siècle, est inspirée du poker. Von Neumann pensait que le poker était la meilleure façon de comprendre la prise de décision stratégique. Il estimait que le poker était le reflet de la vie, car les joueurs doivent prendre des décisions basées sur de l’information incomplète. Dans le poker comme dans la vie, il n’existe pas de certitude absolue. Tout est une question de probabilité. Notre but, c’est que les probabilités jouent en notre faveur et de nous placer dans une position qui attire la chance, tout en étant conscients que c’est le hasard qui décide.  

C’est pourquoi j’ai décidé d’apprendre à jouer au poker, de plonger dans cet univers pendant un an et d’écrire sur mon expérience. Mon intention était d’utiliser le poker comme métaphore de la vie afin d’explorer la prise de décision et la limite des compétences, et tenter de trouver des réponses aux questions suivantes : « Comment en vient-on à comprendre ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas contrôler ? Comment peut-on maximiser nos compétences ? Comment peut-on limiter les moments où la chance est contre nous afin de nous en tirer le mieux possible ? » 

Sarah MacNicol (SM) : Lorsque je pense au poker, je pense aux statistiques et aux probabilités des cartes que le joueur a en main. Toutefois, votre doctorat porte sur la psychologie de la prise de décision, et il y a beaucoup de décisions à prendre pendant une main de poker. Qu’avez-vous appris du poker que nous pouvons appliquer à nos processus décisionnels quotidiens ? 

MK : Lorsque j’ai commencé à jouer au poker, j’avais très peur de ne pas réussir parce que je n’avais pas de notions de mathématiques. Mon entraîneur, Erik Seidel, qui est l’un des meilleurs joueurs de poker au monde, m’a dit que les calculs étaient tellement simples que même un élève du primaire saurait les faire. Il m’a demandé : « Sais-tu additionner, soustraire, multiplier et diviser ? » Parce qu’en fin de compte, ce n’est pas plus compliqué que ça, et il avait raison. 

Ça m’a aidée, car l’une des choses que j’ai réalisées, c’est à quel point notre attitude, notre psyché peut nous nuire. Si on a peur et qu’on se dit : «Je ne suis pas capable. Je ne comprends pas », le message qu’on envoie à notre cerveau, c’est qu’on n’a pas les compétences. Mais si on se dit : « Je me donne la permission d’apprendre et de tester mes compétences », notre cerveau devient beaucoup plus réceptif. Notre esprit est incroyablement puissant. 

« Dans le poker comme dans la vie, il n’existe pas de certitude absolue. Tout est une question de probabilité. Notre but, c’est que les probabilités jouent en notre faveur et de nous placer dans une position qui attire la chance, tout en étant conscients que c’est le hasard qui décide. »

Kate Mostowyk, Sarah MacNicol, Meghan Moore and Maria Konnikova

L’une des choses que le poker m’a enseignées au sujet de la prise de décision, c’est à quel point l’image que nous projetons est importante. Les autres joueurs ne savent pas quelles cartes nous avons. Tout ce qu’ils peuvent voir, c’est ce que nous leur laissons voir, nos agissements, les décisions que nous prenons. Une fois qu’on a compris ça, on a l’impression que tout est possible : « Je ne suis pas obligée de tout divulguer. Je ne suis pas obligée de partager tout ce que je sais. Je peux projeter la même confiance que les autres joueurs autour de la table. » Ça m’a fait réaliser à quel point ma propre attitude me freinait dans la vraie vie. Cette attitude où je me dis : «Je n’ai pas un très bon jeu, donc je ne vais pas miser gros. » Je pense que c’est souvent la réalité des femmes, parce que c’est ainsi qu’on nous a enseigné à nous comporter dans la société. 

Voilà pour ce qui est de l’aspect émotionnel du processus décisionnel. J’ai aussi beaucoup appris sur la façon de prendre des décisions fondées sur la logique, les mathématiques et la réalité de la situation, en observant et en me demandant : « Quels sont tous les facteurs que je dois prendre en compte pour faire ce choix ? »  

La leçon la plus importante que j’ai retenue de mes recherches est qu’il est essentiel de dissocier le processus décisionnel du résultat. Dans la vraie vie, nous confondons souvent les deux. Si le résultat est positif, on se dit « j’ai pris la bonne décision », et s’il est négatif, « j’ai fait un mauvais choix ». Et si quelqu’un d’autre a pris la décision, on lui donne le crédit ou on le blâme. La leçon très crue que le poker nous enseigne, c’est que le processus n’a rien à voir avec le résultat. Au poker, même si on escompte à 75 % vos chances de l’emporter, vous allez perdre 25 % du temps. Ça ne veut pas dire que vous avez fait les mauvais choix.  

Lorsque les gens me demandent conseil pour améliorer leur processus décisionnel, je leur demande de noter par écrit les facteurs qui sont importants et leur degré de certitude à l’égard de ces facteurs. Il faut d’abord évaluer les choses d’une façon objective, parce qu’une fois confronté à la situation, on devient émotif et beaucoup d’autres choses risquent de se passer. Mais surtout, si on n’a pas de plan, on risque de rationaliser après coup et d’évaluer la qualité de la décision en fonction du résultat plutôt que du processus lui-même.  

Kate Mostowyk (KM) : L’un des plus grands défis pour les investisseurs est de rester disciplinés et orientés vers le long terme, malgré toutes les perturbations et tout ce qui échappe à notre contrôle à court terme. Comment pouvons-nous utiliser ce que vous avez appris pour devenir de meilleurs investisseurs à long terme ? 

MK : L’important c’est de distinguer le processus des résultats. À très court terme, le hasard l’emporte sur la compétence. N’importe qui peut être chanceux une fois dans une décision, une main de poker, un tournoi, une partie ou un placement. Dans le domaine des placements, quand un investisseur a de la chance à ses débuts, les autres ont tendance à penser qu’il est brillant. En raison de cette chance initiale, il aura de la facilité à obtenir des fonds. Mais en raison de notre vision à court terme, nous récompensons parfois les gens pour les mauvaises raisons. L’important est de garder en tête qu’il y a une énorme différence entre le court terme et le long terme.  

Nous devons aussi réaliser que nous ne savons pas comment la chance se manifeste dans la vraie vie. Tout le monde sait que 25 % signifie un sur quatre, n’est-ce pas ? Donc si je perds cette fois-ci, je gagnerai les trois prochaines fois. Mais ce n’est pas nécessairement comme ça que ça fonctionne. La probabilité n’est pas normalement distribuée dans la vie. Elle peut être complètement asymétrique. Même si mes chances de l’emporter sont de 75 %, la probabilité de 25 % peut jouer contre moi pendant très longtemps. La probabilité se fiche de moi, elle n’a pas d’émotion. C’est le simple fruit du hasard. C’est vrai aussi sur les marchés. Les marchés ne tiennent aucunement compte de vos placements ni de la chance que vous méritez. C’est le simple fruit du hasard. 

L’une des leçons les plus importantes que mon entraîneur Erik m’a enseignées au sujet du poker, et je crois qu’elle s’applique aussi aux placements, c’est de s’assurer d’être bien positionné à long terme. Chaque fois que vous prenez une décision, vous devez être en mesure de résister à court terme si elle est mauvaise. Il m’a dit : « Si jamais tu réalises que tu évalues le risque différemment en raison du montant misé, c’est que tu mises trop gros. Tu prends trop de risque, tu gères mal ton argent. Tu devrais toujours jouer de manière à ce que l’enjeu n’ait pas d’importance, pour que tu puisses surmonter les pertes et tenir bon quand c’est nécessaire, sans être influencée par des considérations à court terme. » Je pense que c’est une excellente leçon pour les placements. Durant mes études supérieures, je me suis intéressée exclusivement aux marchés boursiers et au comportement des investisseurs. Nous avons constaté que les gens multiplient inutilement les transactions. Souvent, ils auraient gagné beaucoup plus en ne faisant rien. Ils font l’erreur de s’intéresser aux mouvements à court terme, les pics, les creux, combien ils ont perdu, combien ils ont gagné. Ils finissent souvent par vendre des titres gagnants et s’accrocher aux titres perdants en raison de biais émotionnels. Mais si vous avez une vision à long terme et que vos décisions reposent sur des données fondamentales solides, vous pouvez éviter beaucoup d’erreurs.  

Cela veut aussi dire que pendant que vous détenez vos placements, de nouvelles données vont devenir disponibles et le monde va évoluer. Vous devez être prêt à vous ajuster, à réaliser que la décision qui était justifiée hier pourrait ne plus l’être aujourd’hui ou dans deux mois. Ça ne fait pas de vous un mauvais décideur ou un mauvais investisseur. Vous devez simplement prendre une nouvelle décision en fonction des nouveaux renseignements dont vous disposez.  

MM : Les biais comportementaux existent au poker comme dans le domaine du placement. Lequel a été le plus difficile à surmonter lorsque vous jouiez au poker, et comment êtes-vous parvenue à vous en libérer ? 

Kate Mostowyk, Sarah MacNicol and Meghan MooreMK : À mon avis, l’un des biais les plus difficiles à surmonter est le biais des coûts irrécupérables. C’est lorsque vous avez l’impression d’avoir déjà engagé tellement d’argent que vous devez continuer, que vous ne pouvez pas laisser tomber, que vous êtes (en termes de poker) « engagé dans la cagnotte » : « J’ai déjà tellement investi dans cette main que je dois l’emporter. »  C’est quelque chose que nous faisons tout le temps dans la vie. On continue d’investir dans une mauvaise affaire parce qu’on y a déjà investi des millions de dollars. Ou bien, on continue de mettre des efforts dans quelque chose qui ne fonctionne pas parce qu’on a déjà consacré deux ans à ce projet. Des entreprises s’effondrent lorsqu’elles continuent d’investir des ressources dans un produit qu’elles mettent au point depuis des années, alors qu’un concurrent les a devancées sur le marché. Plutôt que de laisser tomber, de changer de direction et de travailler sur quelque chose de nouveau, la société décide : « nous devons continuer malgré tout parce que nous avons déjà consacré de nombreuses années à ce produit. » On le voit souvent et on voudrait pouvoir leur dire : « Ça n’a pas d’importance. Vous ne pouvez pas récupérer ce que vous avez déjà investi, mais vous pouvez éviter de perdre davantage. »  

Je pense que l’une des raisons pour lesquelles il était difficile pour moi de surmonter le biais des coûts irrécupérables, même si je le comprenais, c’est que j’avais un autre biais, celui de l’aversion au risque. J’étais plus prudente que la plupart des autres joueurs et ils en profitaient. Je finissais par me retrouver dans des situations où je n’avais pas beaucoup de pouvoir de négociation. Je n’avais pas beaucoup de jetons parce que je ne prenais pas assez de risques. J’attendais d’avoir d’excellentes mains. Quand je les avais, je voulais les jouer – je ne voulais pas partir. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il faut prendre plus de risques et jouer plus de mains, pas seulement celles qui sont « excellentes », pour ne pas se sentir obligé de rester. La qualité d’une main dépend du moment où elle est jouée. Il faut toujours être prêt à se retirer, au poker comme dans la vie. Il faut toujours être prêt à « passer ». Et cette capacité de « passer » et de savoir quand le faire est parfois ce qui fait la marque des grands joueurs.  

KM : L’un de mes passages préférés du livre est celui où vous dites que vous vouliez être reconnue comme un bon joueur de poker et non comme une femme bonne joueuse. Comment était-ce d’être la seule femme autour de la table de poker, et comment avez-vous fait pour persévérer ? 

MK : Au début, je trouvais ça extrêmement difficile d’être la seule femme. J’ai été très surprise de ma réaction, car je viens du milieu des médias et du milieu universitaire, qui sont aussi dominés par les hommes. Et je me suis toujours considérée comme une femme solide et confiante. Mais au poker, 97 à 98 % des joueurs sont des hommes. Vous pouvez passer des jours sans affronter une femme.  

J’ai remarqué que l’image que j’avais de moi-même de femme forte et confiante a été fortement ébranlée et j’ai dû m’ajuster, parce qu’au début, je perdais de l’argent non pas parce que je ne savais pas quoi faire, mais parce que mon exécution était déficiente. Il y a une différence entre savoir comment agir en théorie et pouvoir le faire d’une manière plausible. Si vous avez peur, tout le monde le verra et ça ne fonctionnera pas. Vous allez réussir seulement si vous êtes pleinement investi et que vous croyez en ce que vous faites.      Je ne parvenais pas à exécuter mes stratégies parce que je laissais les hommes autour de la table m’intimider et profiter de la situation.  

Le poker est un lieu d’apprentissage merveilleux, parce qu’il vous fait réaliser que si vous laissez la peur l’emporter, vous allez tout perdre. Personne ne me payait pour jouer au poker. Je jouais mon propre argent, et parfois ça faisait mal. Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais intériorisé des biais sociaux sur la façon dont les femmes devaient ou non se comporter. Je ne savais pas que je n’étais pas capable de prendre des risques dans ces situations. L’important, c’est la perception qu’on a de soi et aussi de reconnaître l’existence de ces biais, car on peut ensuite commencer à les corriger. 

J’ai compris que tous les hommes autour de la table me sous-estimaient parce qu’ils ne me voyaient pas comme un joueur de poker, mais plutôt comme une joueuse de poker. Ils n’avaient pas beaucoup d’expérience de jeu avec des femmes. Ils avaient donc des préjugés sur la façon dont les femmes jouent, qu’ils reportaient sur moi. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai aussi réalisé que le fait d’être sous-estimée était un superpouvoir. C’est merveilleux. En effet, si on vous sous-estime, c’est qu’on ignore ce dont vous êtes capable, donc vous pouvez les surprendre. C’est là que je me suis mise à gagner, quand j’ai commencé à profiter des biais que les gens entretenaient envers moi et à les utiliser contre eux. Par exemple, j’ai joué contre des gens qui ne croyaient pas que les femmes pouvaient « bluffer ». Alors, je les « bluffais » constamment. J’ai commencé à parier des montants plus élevés parce que je me suis rendu compte que chaque fois que je relançais, ils se disaient : « Oh, comme c’est une femme, elle doit avoir une belle main. » Lorsque j’ai commencé à comprendre toute cette dynamique, j’ai pu tirer parti des préjugés sexistes; je me suis rendu compte du superpouvoir que représente le fait d’être une femme.  


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